
Composer pour le jeu vidéo : Secrets de fabrication avec le Head of Music d’Ubisoft
Chez Ubisoft, la musique occupe une place centrale : elle façonne l’ambiance, accompagne l’expérience du joueur et contribue à la notoriété de nombreuses franchises, comme Assassin’s Creed. De la création originale à la composition de playlists mondiales pour Just Dance, en passant par l’obtention historique d’un Grammy Award, la musique façonne l’expérience des joueurs bien au-delà des génériques.
Comment s’élabore une bande-son immersive ? Comment gérer la diversité des styles, le licensing international, et les défis techniques ? Rencontre avec Alkis Argyriadis, Head of Music chez Ubisoft, pour un tour d’horizon des enjeux, des évolutions, de la reconnaissance grandissante de la musique de jeu vidéo.
Comment fonctionne le pôle musique chez Ubisoft ?
Le pôle musique d’Ubisoft, c’est une petite équipe de 14 experts répartis entre Montréal, Shanghai et Paris, pour un groupe qui compte pourtant 17 000 personnes. Concrètement, nous gérons tout ce qui touche à la musique dans les productions Ubisoft, dans une trentaine de pays.
L’équipe se divise en deux pôles : création originale et licensing/business. Notre mission principale, et celle qui nous relie à IDOL, c’est la création de musique originale pour nos expériences. Qu’il s’agisse de jeux en monde ouvert comme Assassin’s Creed, de certains jeux mobiles ou séries animées comme Splinter Cell Deathwatch pour Netflix, nous sommes impliqués sur toutes les étapes de création de la musique.
Côté licensing, nous acquérons les droits nécessaires pour intégrer de la musique existante dans nos projets : jeux musicaux comme Just Dance ou Rocksmith, mais aussi dans des radios in-game, des trailers ou du marketing.
Nous agissons aussi comme un label : nous produisons, éditons et distribuons nos musiques en partenariat avec IDOL, et faisons vivre ces soundtracks à travers des campagnes, making-of ou vinyles. Enfin, nous gérons les partenariats artistes pour les jeux, le marketing et l’e‑sport, car les spécificités du droit et de la musique demandent une expertise pointue.
Au final, notre terrain de jeu est immense : nous explorons tous les styles, des hits pop de Just Dance aux univers plus immersifs de Rainbow Six ou Assassin’s Creed, et cette diversité nous passionne chaque jour.
Vous travaillez chez Ubisoft depuis plus de 20 ans. Comment votre rôle a-t-il évolué au fil du temps ?
C’est un peu bizarre à dire, mais ça fait plus de la moitié de ma vie que je suis chez Ubisoft. Je suis arrivé en 1999, jeune étudiant à l’époque, comme sound designer, puis rapidement je suis devenu directeur audio.
J’ai travaillé sur la bande-son de nombreux jeux au sein du studio Ubisoft Paris : les voix, les bruitages, les ambiances, et bien sûr la musique. J’étais spécialisé dans les systèmes de musique interactive, qui rendent les compositions dynamiques et qui s’adaptent aux actions des joueurs. Ce qui me passionne, c’est le mélange entre l’artistique et la technologie : collaborer avec des compositeurs, mais aussi développer des outils innovants.
Après dix ans à la direction audio, je suis passé directeur créatif sur des jeux musicaux, notamment un projet Michael Jackson en 2011, puis la franchise Just Dance. Ce rôle, proche de celui d’un metteur en scène au cinéma , m’a permis de découvrir l’industrie musicale, du licensing aux partenariats avec les artistes. C’était passionnant de conjuguer créativité et business.
Après vingt ans de production, j’ai rejoint le siège d’Ubisoft pour redéfinir et diriger l’équipe musique, avec l’envie de donner une nouvelle ambition à ce département au sein de l’entreprise.
Existe-t-il des spécificités musicales propres au jeu vidéo par rapport au cinéma ?
Comme au cinéma, la musique a plusieurs fonctions. Le premier, c’est la musique dite “de score”. Elle sert via les émotions qu’elle suscite à illustrer la narration, renforcer l’immersion, caractériser les personnages et donner du sens à l’image.
Le deuxième usage, c’est la musique “diégétique”, ou musique “source”. Elle fait partie intégrante du jeu, c’est celle entendue par les personnages eux-mêmes : un morceau diffusé à la radio, un musicien de rue croisé, ou encore les chants de pirates dans Assassin’s Creed Black Flag, entonnés par l’équipage du navire. Ce type de musique contribue à rendre les univers tangibles et vivants. C’est particulièrement important dans des jeux comme Assassin’s Creed, où l’on explore différentes époques et cultures. Dans le dernier opus, qui se déroule au Japon médiéval, on retrouve par exemple des instruments traditionnels comme le shakuhachi ou le koto, choisis pour leur pertinence historique et culturelle.
Enfin, le troisième usage est propre au jeu vidéo : C’est l’aspect «fonctionnel» de la musique in-game. Elle donne des indications au joueur sur l’action, signale un danger ou célèbre une réussite, et évolue constamment grâce à des systèmes interactifs. Ces usages existent depuis les années 80, comme dans Mario Bros quand on attrape l’étoile, ou dans Tetris quand le temps est bientôt écoulé et que la musique accélère, mais ils se sont énormément sophistiqués.
Ce mélange de fonctions fait de la musique un élément central qui renforce l’immersion, la crédibilité et l’interactivité de l’expérience de jeu.
Comment tu accompagnes les compositeurs dans l'adaptation de leur musique aux contraintes techniques ?
Chez Ubisoft, on a la chance de travailler sur des jeux très variés, aussi bien en termes d’univers que d’expérience de jeu. Notre méthode varie selon les projets, les profils et les envies des équipes de développement.
Si un jeu exige une forte interactivité entre l’action et la musique, il peut nous arriver de chercher des compositeurs prêts à s’impliquer au niveau technique. Nous allons alors collaborer étroitement avec les développeurs pour créer des briques musicales interactives, qui s’adaptent à l’action du jeu. À l’inverse, si le projet demande une grande partition orchestrale avec des thèmes épiques et des mélodies qui nécessitent de longs et complexes développements, nous allons leur donner un maximum de liberté artistique en essayant de masquer les contraintes techniques, afin de préserver la fluidité de la composition. On aime croiser des compositeurs expérimentés et de jeunes talents, afin d’enrichir le résultat final.
Sur Assassin’s Creed Shadows, par exemple, le duo britannique The Flight a composé la bande originale, mêlant instruments japonais traditionnels et production orchestrale moderne. Mais pour refléter la dualité des deux héros nous avons aussi créé des chansons originales directement intégrées dans le jeu. Le groupe de rock psychédélique japonais TEKE =TEKE accompagne ainsi le personnage de Naoe tandis que le collectif londonien Thunderdrum associé au rappeur Tiggs Da Author a créé les chansons autour de Yasuke, en imaginant un style musical unique mêlant rock psyché, rythmes est-africains, guitares à la Morricone et chant en Swahili!
Ce mélange de profils, d’univers et de styles est au cœur de notre approche : il permet de créer des expériences sonores uniques, qui enrichissent l’identité des jeux vidéo.
Ubisoft a récemment remporté le premier Grammy attribué à une musique de jeu vidéo avec Assassin’s Creed Valhalla: Dawn of Ragnarök. Que représente pour vous cette reconnaissance ?
Gagner le premier Grammy Award pour la musique de jeu vidéo en 2023 a été une grande fierté. Cela marque enfin l’intégration de la musique de jeux vidéo dans la pop culture. La victoire de Stéphanie Economou, une compositrice venue du classique, symbolise aussi l’ouverture du secteur à plus de diversité. C’était aussi important pour nous de voir une femme primée car ce milieu reste encore très masculin, même si les choses évoluent.
Pour ce projet, nous avons voulu la voir évoluer en dehors de sa zone de confort. Nous lui avons proposé d’intégrer à sa musique des influences black metal, un style qu’elle ne connaissait pas, tout en intégrant des sonorités inspirées des cultures nordiques.
Le résultat est une bande-son puissante et originale pour Assassin’s Creed Valhalla: Dawn of Ragnarök. Depuis, nous avons été nommés plusieurs fois, et j’ai rejoint les professionnels votants des Grammy et des BAFTA.
Just Dance est le jeu vidéo musical le plus vendu de tous les temps. Comment avez-vous procédé à l’élaboration des playlists ?
Un Just Dance, c’est comme la playlist d’un mariage : personne n’aime la totalité des morceaux, mais tout le monde y trouve son compte. La recette d’un bon opus, c’est un équilibre entre les grands hits mondiaux mais aussi des titres plus inattendus, comme des chansons des années 50 ou 60, ces morceaux que tout le monde connaît sans toujours savoir d’où ils viennent. Et puis on a glissé aussi des artistes indépendants ou émergents, qu’on avait remarqués en concert.
Il y a eu au final beaucoup de créations originales dans Just Dance. Certaines ont même rencontré un vrai succès, atteignant plusieurs dizaines de millions d’écoutes, alors qu’elles étaient nées d’un moment d’inspiration entre deux brainstormings. C’est aussi ça, l’esprit Just Dance : une combinaison de hits planétaires, de curiosités musicales et de créations maison nées du plaisir de faire danser les gens.
Pouvez-vous expliquer comment IDOL vous accompagne au quotidien ?
IDOL nous aide à rendre nos bandes originales accessibles partout, et à maximiser leur visibilité dans les playlists sur chaque plateforme. Distribuer nos musiques permet de prolonger l’expérience du jeu, d’entretenir le lien émotionnel avec nos univers et de valoriser le travail des compositeurs et des développeurs. C’est aussi un formidable outil de promotion : la musique devient un vecteur d’attachement, de souvenir et d’émotion.
IDOL nous apporte une expertise précieuse en distribution, ce qui n’est pas encore un réflexe dans l’industrie du jeu vidéo. Notre collaboration est enrichissante : IDOL intègre le
monde du jeu vidéo et nous bénéficions de leurs bonnes pratiques pour la distribution. Leurs recommandations nous aident aussi à investir intelligemment, et à identifier les opportunités les plus pertinentes.
Depuis 2018, cette relation basée sur l’apprentissage mutuel et la confiance contribue à faire progresser nos deux équipes. Nous sommes très heureux de poursuivre cette aventure, avec une vraie impatience de voir ce que la suite nous réserve.