Pascal Bittard s’exprime sur les fake streams pour Music Business Worldwide
Le phénomène des faux streams n’est pas nouveau, mais l’industrie du disque commence à peine à prendre conscience de l’ampleur de cette pratique. Alors que les discussions se poursuivent en France sur les mesures à prendre pour empêcher la manipulation des streams, les retombées d’un rapport commandé par le gouvernement au Centre national de la musique (CNM) ont suscité l’inquiétude.
Les données recueillies auprès de Spotify, Deezer et Qobuz révèlent que, en 2021, plus d’un milliard d’écoutes (soit entre 1 % et 3 % du total des écoutes du pays) ont été frauduleuses.
Ces marges paraissent étonnamment faibles, sauf que, selon les calculs de MBW, cela équivaudrait à une perte de revenus globale de plus de $500 millions si on rapporte ce chiffre au marché mondial de la musique. De plus, ce chiffre ne couvre que les activités connues, des formes plus avancées de manipulation passant probablement inaperçues.
Selon le rapport du CNM, plus de 80 % des activités frauduleuses détectées ont lieu dans la longue traîne des streams en France. Il s’agit principalement de musique d’ambiance et de titres non musicaux destinés à des auditeurs passifs, car, avec des techniques de manipulation souvent basiques, il y est facile d’extorquer des redevances.
Mais des techniques plus sophistiquées et donc plus difficiles à détecter sont en jeu à un niveau plus élevé, certaines étant même utilisées par des artistes dans le top 200 français.
Ces manipulations peuvent inclure la relecture de morceaux dans leur intégralité plutôt que la diffusion d’extraits de 31 secondes. Afin d’éviter tout soupçon, les fraudeurs chevronnés augmentent progressivement les flux sur les différentes plateformes en veillant à respecter le ratio par rapport à la taille de la fanbase de l’artiste et la part de marché de chaque DSP.
L’objectif n’est pas de maximiser les royalties, mais plutôt d’influencer la position dans les charts et ainsi les résultats des ventes, ce qui permet d’accroître la visibilité, de générer des contacts et d’obtenir un meilleur accès à la diffusion en radio.
Si les labels et les distributeurs n’achètent pas activement de faux streams, il semble qu’il y ait des acteurs malveillants parmi les managers et les équipes d’artistes qui travaillent sur les répertoires les plus lucratifs de l’industrie.
En tant que distributeur travaillant avec des labels et des artistes, nous pouvons parfois détecter des cas de manipulation chez nos propres clients en combinant les informations que nous recevons des DSP avec nos propres données, via Labelcamp, qui nous permettent d’analyser la part des streams d’un titre sur les différentes plateformes. C’est ainsi que nous avons pu identifier des cas avérés sur notre catalogue nous obligeant à mettre fin à la collaboration.
Bien que d’autres organisations, telles que Merlin, tentent vigoureusement de s’attaquer au problème, il nous semble que nous restons malheureusement une minorité. De nombreux distributeurs et maisons de disques ont des soupçons mais choisissent de fermer les yeux en raison de l’argent en jeu et de la peur de perdre des artistes importants. Soyons clairs, cela signifie en fin de compte que ce sont des complices passifs qui profitent de la manipulation du système.
“Si les labels et les distributeurs n'achètent pas activement de faux streams, il semble qu'il y ait des acteurs malveillants parmi les managers et les équipes d'artistes qui travaillent sur les répertoires les plus lucratifs de l'industrie.”
Pour les DSP, en revanche, c’est une autre histoire. Spotify et Deezer sont proactifs depuis plusieurs années et ont ouvert la voie en développant des outils avancés de détection des fraudes. Alors que certains services tentent de rattraper leur retard, la plupart des plateformes commencent à peine à prendre conscience de l’ampleur réelle des revenus en jeu. Deezer continue également de préconiser un modèle de rémunération centré sur l’utilisateur dans le cadre de ses efforts visant à éliminer la fraude à la source, qui repose en fin de compte sur le système actuel de fonds alloués selon un modèle au prorata. Dans le cadre du modèle user-centric, les revenus générés par chaque abonnement sont plafonnés, ce qui rend les méthodes habituelles de manipulation des streams extrêmement coûteuses.
Si le débat sur la réforme du modèle de rémunération du streaming fait encore rage, la détection reste cruciale et doit continuer à s’améliorer. Les labels et les distributeurs ne peuvent pas continuer à compter sur les DSP pour faire le gros du travail ; ils ont un rôle essentiel à jouer.
Si nous voulons mieux nous équiper contre les formes avancées de manipulation, le secteur de la musique enregistrée doit s’unir pour encourager un partage plus collaboratif des données entre les parties prenantes, y compris l’Official Charts Company (active au Royaume-Uni, en Irlande et en France) et ses organisations mondiales équivalentes, afin de ne négliger aucune piste.
Mais la détection ne suffit pas, il faut aussi des mesures préventives plus dissuasives.
Après avoir discuté avec des fraudeurs qui vendent des fake streams, il est clair que, étant donné l’absence d’une interdiction explicite de leurs pratiques ou d’une application de la loi à leur encontre, beaucoup d’entre eux ne se voient pas comme coupables d’infractions graves. En réalité, ils créent un environnement qui permet aux fraudeurs de voler l’argent d’artistes honnêtes et travailleurs.
La législation doit évoluer pour rendre toutes les formes de fraude illégales. Cela prendra du temps, et nous devons donc veiller à agir à plus court terme. Pour lutter contre les fake streams, le secteur (y compris les distributeurs, les labels, l’Official Charts Company et d’autres institutions) doit rapidement parvenir à un consensus sur les sanctions appropriées et ne pas avoir peur de les appliquer. Par exemple, il pourrait s’agir de retirer des titres des charts et de révoquer les certifications si une manipulation est découverte. Ou encore encourager les organismes professionnels à dénoncer les coupables qu’ils représentent.
Il s’agit d’une question en pleine discussion et il est certainement rassurant de voir l’une des figures les plus importantes de l’industrie, Lucian Grainge, lancer un appel à l’action contre les mauvais élèves du streaming dans sa lettre publique aux employés. La France, cinquième marché mondial de la musique et probablement le plus proactif sur cette question, doit maintenant agir.
L’engagement du CNM à surveiller les activités frauduleuses et à discuter des mesures de prévention en vue d’une nouvelle étude prévue pour 2024 représente un nouveau chapitre à saluer. Toutefois, il est essentiel que les principaux acteurs du secteur de la musique enregistrée travaillent avec le CNM pour tenir ses promesses, et que les distributeurs, les maisons de disques et l’OCC n’hésitent pas à prendre des décisions difficiles qui, en fin de compte, apporteront des changements positifs et durables.
Lire la tribune sur Music Business Worldwide publié le 20 mars 2023