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21.05.24

IDOL Insights : meet Nø Førmat!

Chaque mois, IDOL met en lumière un label de son catalogue. Ce mois-ci, nous avons interviewé le label Nø Førmat!, qui fête ses 20 ans. Rencontre avec Laurent Bizot, en direct de Johannesburg.

Innovant et avant-gardiste, Nø Førmat! repousse depuis 20 ans les limites de la créativité. Le label s’est construit avec pour projet de célébrer l’ouverture d’esprit. S’imposant comme un refuge pour les artistes en quête de liberté créative, cette maison de disques artisanale offre une plateforme aux artistes émergents comme Natascha Rogers, Msaki x Tsubatsi, Ala.ni et Koki Nakano, ainsi qu’aux pionniers de l’expérimentation comme Lucas Santtana, Piers Faccini, Vincent Segal ou encore Ballaké Sissoko.

L’introduction du Pass en 2011 a marqué un tournant majeur dans l’histoire de Nø Førmat! inspiré par le modèle des AMAP et leur engagement envers la communauté et la durabilité. Ce concept a permis de créer une véritable famille de passionnés de musique, unie par son désir de soutenir les artistes dans leur démarche créative. Au fil des années, Nø Førmat! a su rester fidèle à ses valeurs fondamentales et continue de façonner l’avenir de la musique en défiant les conventions. Retour sur vingt ans d’engagement musical par le fondateur, Laurent Bizot.

Comment est né Nø Førmat ?

Nø Førmat est né à une époque où je travaillais chez Universal Jazz comme juriste. Il y a eu deux rencontres qui ont joué un rôle déclencheur. Daniel Richard, directeur du label Universal Jazz et Jérôme Witz, graphiste et peintre, qui réalisait beaucoup de pochettes d’album pour eux. Ce sont deux personnalités qui m’ont beaucoup marqué. Ils m’ont fait réaliser l’importance de la connaissance, de la culture. Daniel Richard a une immense connaissance de la musique, et des musiciens, et notamment le jazz qu’il connaît comme personne sur terre, et Jérôme la même chose pour la peinture. Et pourtant, ils sont tous les deux d’une très grande humilité. Ils m’ont appris que l’art peut changer la vie des gens, mais pas d’une façon intellectuelle. D’une façon sensible, qu’on peut toucher du doigt. La vie de tous les jours peut être sublimée par l’art.

A l’époque, j’avais remarqué une certaine évolution du marché du disque, qui avait pris une pente de plus en plus « marketing ». Dans les maisons de disque, la question centrale n’était plus « est-ce que ce disque est bon » mais « comment on va le vendre ». Et si la musique n’était pas calibrée pour ces critères marketing, elle ne sortait pas. On était en 2002-2003, c’était avant l’avènement du digital. La possibilité de trouver une distribution hors maison de disque était très faible, les plateformes de streaming n’existaient pas. J’ai eu envie de créer un espace pour ce type de projet : inclassables, pas faciles à travailler, mais qui musicalement méritaient de voir le jour. Et pour contrer la difficulté du modèle économique, je me suis inspiré des collections de rééditions qui marchaient bien chez Universal Jazz (Jazz in Paris, Free America, Ecoutez le cinéma..) et dont les atouts étaient : qualité, marque forte, appuyée par une charte graphique forte, mutualisation des coûts, effet « collection » qui assurait une belle présence en magasin, et ce, même avec des artistes peu connus. J’ai pensé faire exactement la même chose mais avec des nouveaux artistes, a priori difficiles à vendre individuellement, mais qui pourraient être portés par cet effet collection. A l’époque j’avais été très marqué par le livre No Logo de Naomi Klein. Et comme j’entendais le mot « format » (le format NRJ, le format Skyrock..) tous les jours dans les couloirs de Polydor ou de Mercury, le nom No Format est venu tout seul.

Ensuite on a rédigé le manifeste, pour expliquer ce qu’on voulait faire, et le 20 avril 2004 on a sorti les 3 premiers albums. Totobonalokua, un album de rencontre solaire et quasi acapella, Le Dogme de VI jours, un album bruitiste, entre spoken word et free jazz, et Swing Swing, une sorte de rave party construite à partir de 78 tours de big band des années 20. Je voulais montrer qu’on n’étaient pas genrés musicalement. En septembre de la même année, on a sorti l’album Solo Piano de Gonzales, qui a affolé tous les compteurs, eu le succès qu’on connaît, et installé le label dans le paysage musical.

Depuis, on a évolué en gardant le même cap. Musicalement on essaie de surprendre à chaque sortie, de ne jamais être là où on nous attend. Graphiquement, on travaille toujours avec autant de plaisir avec Jérôme Witz, dont la charte graphique tient sur la durée, et qui nous aide à nous renouveler constamment sur les pochettes, notamment en initiant des collaborations avec des artistes visuels comme Fabien Merelle, Benjamin Flao, Maria-Paz Matthey. On fait régulièrement des expos sur ce volet art graphique. Et de la même manière on s’efforce de s’ouvrir constamment à d’autres disciplines, comme par exemple la danse, pour lequel on a fait un gros travail vidéo avec Koki Nakano et le réalisateur Benjamin Seroussi. L’idée est toujours de construire des ponts entre la musique et d’autres arts.

Quel effet ça fait de célébrer les 20 ans du label ?

Ça fait tellement plaisir !! D’avoir réussi à durer, de réaliser qu’une petite utopie qu’on a commencée un jour avec 2 000€ en poche, est devenue une réalité. On salarie aujourd’hui trois personnes, quelques freelance et des dizaines d’intermittents. On a sorti une série d’albums improbables, et on a 1200 abonnés qui nous suivent sur la durée. Année après année, on a patiemment construit notre stabilité et franchement c’est ce dont je rêvais le plus il y a 20 ans. Non pas d’un succès éphémère, mais d’un projet qui dure et qui ne cède jamais à la facilité ou aux effets de mode. Et puis 20 ans ça fait pas mal de montagnes russes émotionnelles vécues avec des artistes qui m’ont tous marqué.

Ça me donne l’occasion de souligner la chance dingue qu’on a en France, avec tous les dispositifs de soutien à la culture. Déjà Pôle Emploi qui m’a permis à l’époque de continuer à toucher une indemnité chômage quelques mois quand j’ai créé le label. Mais aussi la Sacem, les organismes de gestion collective type SCPP, le crédit d’impôt à la production phono, l’aide de l’État pendant le Covid, aujourd’hui le CNM… C’est fou, dans un autre pays, avec la même ligne éditoriale, et face aux seuls mécanismes du marché, on aurait jamais tenu 20 ans.

Vous avez développé une identité forte au fil des années, avec notamment des albums de collaborations entre musiques occidentales et traditions d’Afrique de l’Ouest. Quels ont été les obstacles les plus importants à ces créations ?

On a beaucoup travaillé sur des collaborations en général. ¿Que vola?, Kouyate-Neerman, Msaki x Tubatsi, Mamani Keita et Nicolas Repac, Sissoko-Segal, etc. En fait, presque deux tiers des albums du catalogue sont le résultat de collaborations entre artistes. Qu’on a parfois initiées, parfois non. Pour moi c’est aussi le rôle d’un producteur que d’initier des rencontres, de provoquer l’étincelle, d’avoir l’intuition qu’en mettant Msaki, Tubatsi et Clément Petit dans la même pièce, il va se passer quelque chose de spécial.

Et c’est vrai que Paris est une ville très africaine, donc très propice à des rencontres entre musiciens africains et européens. Depuis les années 80, on a eu la chance d’avoir d’immenses musiciens maliens installés à paris, notamment Cheick Tidiane Seck et toute la bande de l’album Sarala avec Hank jones. Quelque part on a profité de tout le travail fait à l’époque par Africa fête, Mamadou Konté et Christophe Meyer… ou encore Africolor, avec Philippe Conrath. On fait des choses différentes mais on a certainement été inspirés par eux. Et j’en parle parce que pour moi cette ouverture aux autres cultures, à l‘altérité, c’est aussi une vraie particularité de la France. Certes on a des fachos, mais d’un autre côté on a toujours des gens ouverts au monde, curieux des autres et respectueux. Pour moi le duo Ballaké Sissoko et Vincent Segal par exemple, ou leur magnifique quartet avec Emile Parisien et Vincent Peirani, ça représente complètement la France, plus que n’importe quel projet pop qui chante en Français. Parce qu’on est bons dans ce genre de projet, on a de l’expérience. Est-ce qu’on est bons en pop ? Je ne suis pas sûr…

Les obstacles ce n’est pas tant à la création qu’il y en a qu’à la diffusion. C’est toujours super difficile de convaincre une enseigne, une plate-forme ou un média, lorsqu’un projet n’est dans aucune case identifiée, qu’il est multiple, inclassable ou juste un peu complexe à décrire. Avant d’écouter, ils ont besoin qu’on leur résume la musique en un mot, une phrase, un genre… En 2021, on a sorti un magnifique morceau de Piers Faccini, avec Ben Harper et Abdelkebir Merchane, un maalem gnaoua. Musicalement ça coulait de source, et d’ailleurs tout le monde a adoré ce titre. Mais pour les plateformes, quand c’est à la fois blues, américain, africain, gnaoua, folk, dans plusieurs langues, ça ne rentre dans aucune case, c’est compliqué. Alors que l’auditeur, lui, ne raisonne pas comme ça.. Le multiple ne le dérange pas. Et heureusement !

Qu'est-ce qui fait un artiste Nø Førmat ? Que recherchez-vous chez les signatures potentielles ?

Je cherche avant tout à être surpris, et charmé par la proposition artistique. Qu’elle soit pertinente, audacieuse, novatrice, qu’elle explore, sans pour autant être élitiste ou expérimentale. J’aime avoir l’impression d’entendre quelque chose de nouveau, mais qui paradoxalement sonne déjà familier. Parfois il y a un lien quasi cosmique avec certains projets ou certains artistes. Tu ne l’expliques pas, c’est évident. Parfois ça prend du temps.

Je me souviens j’ai été invité à Banlieues Bleues par Fidel Fourneyron pour voir le premier concert de ¿Que Vola?, et à l’issue du concert je n’étais pas sûr que c’était pour nous. Je suis retourné les écouter six mois plus tard, ils avaient fait leur chemin, et là je n’avais plus aucun doute.

Il y a une chose qui me fascine, et qui me fait souvent craquer. C’est la relation qu’entretient un musicien avec son instrument. Même au niveau de maîtrise qu’ils ont, ils continuent à s’y consacrer inlassablement, de longues heures par jour. Comme des moines bouddhistes ou des maîtres d’arts martiaux, c’est fascinant. Ballaké et sa kora, Vincent Segal et son violoncelle, Salif Keita et sa guitare, Koki et son piano, Natascha Rogers et ses percussions..

Vous pilotez depuis quelques années le label depuis l’Afrique du Sud, pourquoi ce choix ?

J’avais juste envie de me délocaliser, d’avoir une position géographique et culturelle différente, moins europeo-centrée. Sortir de Paris où j’avais vécu toute ma vie. Dans l’idée que ça changerait ma perspective, que ça m’apporterait des idées neuves, que ça me mettrait en contact avec d’autres langues, d’autres talents. J’avais d’abord pensé à aller à Londres. Mais quitte à partir, autant aller loin ! Ici à Johannesburg, la France n’est pas un repère ni une référence, quasiment personne ne parle français, ça ne veut rien dire pour les gens. Je suis exotique pour eux, et ils le sont pour moi. C’est un pays fascinant, avec une histoire incroyable. Et il y a une grande vitalité artistique à Johannesburg, donc ça a du sens d’être ici.

Vous êtes un des rares labels à avoir un système d’abonnement, comment est venue l’idée ?

Le but de notre abonnement, le Pass Nø Førmat!, c’est de créer un lien direct entre nous et les auditeurs. En fait on s’est inspirés de deux choses. Premièrement un article visionnaire de 2010 qui expliquait qu’à l’avenir le boulot d’un label indé n’était plus de vendre un certain nombre de copies d’un album, mais de correctement monétiser les différents moyens d’accès à son catalogue. Et deuxièmement, les AMAP. Que des consommateurs se regroupent pour permettre à un producteur, par un lien direct, de produire sereinement – sa récolte étant pré-achetée-, et que par conséquent celui-ci ne se préoccupe plus de « comment vendre assez » mais uniquement de « comment mieux produire », avec des ventes qui ne passent pas par la grande distribution, et un financement qui ne passe pas par les banques, quand on y pense, c’est une idée géniale ! Tout le monde y gagne.

C’est un exemple de cercle vertueux quasi parfait. Et ça rejoignait complètement notre idée de combattre le formatage en évitant les intermédiaires et en créant un lien direct avec le public. Très tôt, on avait déjà remarqué que certains achetaient les 3 ou 4 albums du label dans l’année. On a proposé la formule dès 2011 : l’auditeur pré-achète à un prix fixe et avantageux (entre 40 et 130€ selon si c’est un Pass, vinyle, CD, digital..) un accès illimité à tout ce qu’on produit dans l’année. Quelque part il préfinance notre production, garantit ainsi notre indépendance, et en échange il reçoit tous les albums qu’on sort, des productions en séries limitées (sérigraphies, livres), et des concerts privés. Aujourd’hui on a 1200 abonnés, un peu partout dans le monde.

Quels sont vos principaux atouts (en tant que label indépendant) ?

D’abord, la liberté de décision. Il n’y a rien qui m’empêche de choisir un artiste, même si je sens que ça sera peut-être difficile. Si c’est mon intuition et mon envie, je la suis. Je n’ai pas la pression d’avoir à faire vivre une structure lourde, je n’ai pas besoin de convaincre une hiérarchie, un actionnaire, d’expliquer mon choix par un raisonnement rationnel, I follow my guts, comme disent les anglais. Ça fait déjà une grande différence.

Ensuite, un label indépendant a une image, une ligne éditoriale claire. Une grosse structure, moins.

Être petit, c’est aussi être flexible. On est peu nombreux donc la plupart des intervenants qui vont travailler sur un nouvel artiste sont en général freelance et sont choisis sur mesure par rapport au projet. Un nouvel écosystème ad hoc se crée sur chaque projet, de l’attaché de presse à la création d’image, etc. Je trouve que c’est souvent plus efficace.

Ensuite je dirais une forme de bienveillance. On se soucie des artistes, on est proches d’eux, ça devient comme une famille. On est dans un processus qui reste artisanal, à petite échelle, ça ne deviendra jamais industriel. Impossible. Et ça, ça fait aussi une différence, c’est un peu comme les restaurants, la qualité n’est pas tout à fait la même pour 30 couverts ou pour 200.

Enfin la ténacité, le travail sur la durée. On n’abandonne pas au premier single qui ne reçoit pas l’accueil attendu, on travaille un album à fond, quel que soit le résultat, et on le défendra même des années après, il fait partie de la collection, si on l’a choisi c’est qu’on croit à sa valeur. Et ces anciens albums, parce qu’on les a bien travaillés, aujourd’hui ils nous font rentrer des revenus, qui nous permettent de financer de nouveaux projets, aussi risqués. Ce que ne peut pas faire l’autoproduction, qui par définition n’a pas de catalogue.

Pourquoi pensez-vous que l'indépendance est une force ?

Lorsqu’on travaille avec un artiste, on ne doit pas faire de compromis. C’est ce que je demande à un artiste, donc je dois l’appliquer à nous-mêmes. Ne pas penser au public, aux médias, à comment va être reçue ou appréciée la musique, mais aller au bout du geste créatif. Et ça, il n’y a que l’indépendance qui le permet. Si tu as un board ou des actionnaires qui regardent le profit en fin d’année, à qui tu dois rendre des comptes tous les trimestres, inévitablement, il y a d’autres pensées qui entrent en jeu. Tu peux vite te mettre à penser comme si tu vendais des saucisses. Si tu es indépendant, tu peux rester concentré et prendre tous les risques.

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